Revue Française de Yoga, n° 42 – Juillet 2010 | Pratyâhâra, une étape vers l’intériorité
Haptique (vient du grec « haptomai » qui signifie « je touche »)
Le chemin, c’est se connaître soi-même ici et maintenant,
Svâmi Prajnânpad
être tel que l’on est ici et maintenant,
grandir, mûrir
Introduction
Pour commencer cette présentation de la méthode du Travail au Champ d’Argile® basé sur le toucher, l’haptique, je voudrais citer quelques propos de François Roustand, philosophe, psychanalyste, qui écrit en introduction à son livre – La fin de la plainte – bien qu’évidemment il ne parle pas des processus spécifiques au champ d’argile :
« Il suffit de lever le poids de l’habitude pour que s’éveillent des forces dont nous ne soupçonnions pas pouvoir disposer.
Alors nous sommes capables de nous mettre en mouvement en fonction des choses et des êtres qui changent à chaque instant. Il s’agit donc de rien moins, chaque jour, que de refondre notre existence…. Intelligence du corps entendue dans les deux sens qui doivent s’identifier : intelligence tout entière occupée par l’attention au corps et corps qui est intelligence parce qu’il mémorise toute l’histoire de la personne, parce qu’il perçoit en même temps tous les paramètres d’une situation, parce qu’il se situe dans l’environnement qu’il organise. En ce sens, l’intelligence première et fondatrice est celle du corps propre ; toutes les autres en sont dérivées ».
François Roustand, Philosope et psychanaliste
Demander à un adulte de toucher les yeux fermés cet objet très étrange qu’est le champ d’argile, cette caisse en bois remplie d’argile malléable, cette argile humide, et cela sans aucune intention, sans avoir rien à réaliser, sans autre indication que « touchez, touchez à tout », et puis « laissez faire les mains » est en général très désorientant. Cela suscite parfois dans un premier temps des questions et des résistances, mais il est manifeste que cela amène à sortir de l’habitude, à contacter l’intelligence du corps et sa mémoire, à se mettre en mouvement, un mouvement relié à cette intelligence fondatrice, et à laisser agir la vie.
Le travail au champ d’argile®, Arbeit am Tonfeld®, développé depuis plus de trente ans, par Heinz Deuser, n’est pas une activité de modelage, ni d’expression artistique avec l’argile mais un travail de développement personnel spécifique basé sur l’analyse du contact, du toucher, de l’haptique. Dans l’expression « Arbeit am Tonfeld », le mot le plus important est « am : en contact avec, en relation avec ». Dans ce travail, la personne explore, revit et transforme sa relation à elle-même, aux autres, et au monde, matérialisé par l’argile.
Dans le cadre d’un stage d’une semaine organisée par la FNEY et l’EFY, nous proposons, Pascale Brun et moi-même, une fois par an, en association avec la pratique du Yoga, l’expérience du Champ d’Argile, expérience sensorielle, corporelle. Cette expérience, pour certains des participants, est bouleversante et fondatrice.
Le dispositif
Concrètement, le champ d’argile se compose d’une caisse en bois de forme rectangulaire posée sur une table et remplie d’une vingtaine de kilos d’argile. Les adultes y travaillent de préférence les yeux fermés pour être plus dans le ressenti des mains. On rentre en contact par le toucher et on se laisse guider par les mouvements spontanés des mains. L’argile invite et provoque le mouvement, un processus se déclenche. Un thérapeute accompagne et soutient le travail. Un bol d’eau est placé à coté, à disposition de la personne.
On propose à la personne de s’asseoir, de toucher à tout ce qui est devant elle. La consigne qui revient tout au long du travail comme un leitmotiv : « laissez faire les mains, suivez votre désir, vos besoins, vos impulsions ».
La personne qui travaille ne sait pas ce qu’elle fait ou ce qu’elle veut faire. Il s’agit de laisser faire.
Cela dure d’une demi-heure à une heure, jusqu’à ce que tous les mouvements aient pris forme. La personne sent dans son corps et sait grâce aux perceptions haptiques, aux ressentis kinesthésiques et proprioceptifs (ressenti de la peau, mais aussi de tout le corps) quand elle est arrivée au bout de son travail : tout est en ordre, tout est à sa place…
Quelques caractéristiques ou qualités sensorielles importantes des différents composants :
L’argile est souple, molle, elle a un caractère sensoriel, sensuel, et des qualités archétypales : la terre/mère. L’argile peut être ressentie comme chaude, douce, chaleureuse…ou froide, glaciale, dure, impénétrable… Une femme me disait récemment dès les premiers touchers de la terre : « cela me fait du bien, être accueillie par quelqu’un d’ami qui ne me juge pas et qui m’accueille comme je suis ».
La terre est malléable, transformable… Tout mouvement va pouvoir prendre forme dans la matière. Une autre caractéristique : les vingt kilos d’argile offrent une résistance ; elle oblige la personne à être là avec toutes ses forces. Il peut y avoir rencontre d’un vis à vis, d’un autre. La quantité d’argile sollicite et va chercher l’énergie de la personne.
Tout le corps, toute la personne est mobilisée ; c’est quelquefois un corps à corps très physique.
Le cadre en bois, de forme rectangulaire, offre des limites, une structure, un support, un contenant, une orientation, un espace délimité, il y a un intérieur et un extérieur, un centre, un bas et un haut, un côté droit et un côté gauche, des angles, des repères, une profondeur, un fond. Le cadre peut être vécu comme rassurant, sécurisant, contenant, il peut être aussi vécu parfois comme enfermant, limitant… Autre caractéristique importante : c’est un objet tridimensionnel qui est à dimension humaine (à la taille de l’avant-bras) et qui peut être pris à pleine main.
L’eau, troisième élément, permet d’apporter de la douceur à la matière argile, de la fluidité, de la sensualité. Elle permet la transformation.
Un thérapeute accompagne la personne qui travaille ; par de légères interventions verbales, il lui donne un soutien, un appui, un contenant ; il encourage les mouvements créatifs portés par l’élan vital, le dynamisme de vie qui agit par les mains ; il est témoin, il est présent. A la fin du travail, il aide la personne à prendre conscience de ce qui s’est passé, du processus vécu.
Naissance du Champ d’Argile
Dans les années 70, Heinz Deuser, le créateur de cette méthode résidait à Rütte en Forêt Noire auprès de Karlfried Graf Dürckheim qui écrit au début de son livre – Pratique de la voie intérieure : « Tout ce qui est vivant doit se développer, en vue d’une « réalisation », et il en va de même pour l’homme…. L’œuvre la plus importante pour l’homme, est donc « lui-même », « lui-même » en tant qu’homme ». Dans ce lieu de rencontre et de formation à la thérapie initiatique, très imprégné par le bouddhisme zen, mais aussi par la psychologie des profondeurs de C.G. Jung et par la Gestalt-psychologie qu’avait enseigné Dürckheim lorsqu’il était professeur de psychologie, régnait une très grande créativité. Le corps, les sensations et le ressenti tenaient une grande place : moyen d’être dans l’ici et le maintenant, chemin vers la profondeur.
Heinz Deuser s’est particulièrement intéressé au toucher et a mené différentes expériences. Il a observé que lorsque des personnes, les yeux fermés, prenaient dans la main un coquillage pétrifié, chacun le ressentait à sa manière : pour l’un, c’était un trésor à protéger, pour l’autre une arme,… Il s’est aperçu que la perception sensorielle de l’objet touché est liée à la manière dont les mains touchent, au mouvement et ce mouvement des mains est déterminé par le vécu de celui qui touche, par son histoire. C’est devenu la base de son travail. L’être est tout entier dans sa main. En touchant, en se laissant toucher, on peut rencontrer sa propre histoire, son passé, son vécu relationnel, et cela dans le présent.
A partir de cette constatation, Deuser a cherché comment le possible, le potentiel, ce qui est encore en germe, pouvaient prendre forme. Il a réfléchi à un objet qui pouvait être saisi et qui pouvait être transformé. Il a longtemps cherché jusqu’à ce que lui vienne cette idée d’un cadre en bois muni d’un fond, rempli d’argile. Le champ d’argile était né. C’était un objet touchable, saisissable, transformable. C’est un champ de perceptions sensorielles, d’actions et de relations. Ce qui est vraiment spécifique et original, c’est que passé, présent et devenir peuvent d’une façon simultanée s’exprimer dans les perceptions et dans les mouvements.
Tout en gardant cet outil de base, le champ d’argile, Deuser n’a pas cessé depuis cette époque, d’approfondir sa méthode et d’améliorer son approche théorique pour permettre une compréhension toujours plus fine des processus en jeu.
Il y a aujourd’hui une vision phénoménologique du processus d’évolution et de croissance induit par le champ d’argile.
Les écrits de Martin Buber, d’Husserl et d’Heidegger pour n’en citer que quelques-uns éclairent le travail, orienté vers l’accomplissement de la personne, sur le plan psycho-corporel et sensoriel.
Cette approche est relativement connue et utilisée en Allemagne. Elle met à disposition les conditions de base pour recontacter les possibilités d’origine et développer les potentialités afin de devenir une personne. Dans l’expérience de soi psycho-corporelle, grâce à l’ancrage dans le sensoriel et dans le sensori-moteur, le mouvement porté par l’élan vital peut se déployer et prendre forme.
Des exemples de travail au champ d’argile – comptes rendus de séances
Pour illustrer ce que peut être la sensorialité dans un travail au champ d’argile, j’ai choisi de relater deux séances, animées par des énergies assez différentes ; le premier travail s’appuie sur les perceptions sensorielles et sur la recherche de qualités de contact, le second donne plus un exemple de travail qui se déroule au niveau sensorimoteur, c’est la qualité du geste associée au ressenti qui est centrale.
Amélie
Amélie, jeune femme d’une trentaine d’années, prend beaucoup de temps et de soin pour mettre le cadre bien en face d’elle, pour installer le tapis sous ses pieds, pour ajuster la hauteur du tabouret, pour orienter le cadre et trouver la bonne distance… Elle ferme les yeux et elle touche le cadre avec la paume des mains, l’extérieur du cadre, puis elle touche et saisit les angles inférieurs, touche les arêtes latérales, sent ces arêtes entre ses doigts écartés…
Elle dit : « sentir un cadre, c’est important, cela fait du bien », « le dur,… le résistant »
Elle touche d’une façon assez rapide la surface du champ, et se met à enlever avec les pouces l’argile près du bord inférieur du cadre, elle dégage tout le bord inférieur du cadre, « j’ai besoin de sentir le cadre, les bords (intérieurs) », puis elle dégage les bords latéraux et se met à arracher l’argile à droite et à la mettre à l’extérieur du cadre, « cela fait du bien d’arracher » »…
« j’ai envie de me poser », Amélie pose son avant bras droit dans l’espace dégagé le long du bord droit et elle y reste un moment, « j’ai besoin de me trouver dans un espace rond, protecteur, besoin de plénitude comme dans l’œuf… sauf que là c’est carré »…
Elle dégage encore de l’argile à droite, puis pose sa main droite à plat sur le fond dégagé de toute argile, « sentir le fond,… le bois,… le solide,… le dur » puis prend contact et sent un moment le bord latéral extérieur droit du cadre.
Amélie prend un morceau d’argile dans les mains, le pétrit, puis se touche avec, « je sais pas quoi faire de mes dix doigts, je ne les sens pas très vivants, surtout le petit doigt (de la main droite) », se touche avec le morceau, fait pression sur la main droite, « cela me fait penser à un tampon,… ou cet outil pour
absorber l’encre, cela servait à absorber »…
Elle se tamponne longuement la main droite, le dos de la main, la paume, le poignet, l’avant bras, puis l’autre main, « c’est un massage, pour libérer un peu ce qui passe par là »
puis se met à sortir l’argile à pleines mains, « c’est bon »
« j’ai l’impression que je saisis mieux »
« elle colle,… j’ai envie de lui dire : je suis plus forte qu’elle »,
Elle sort avec détermination et un peu de colère l’argile à droite et à gauche sur deux gros tas, qu’à un moment elle
éloigne du cadre en tapant,
« cela me fait du bien de taper »…
« c’est comme si je disais : c’est moi qui vais gagner »…
« c’est comme si j’avais besoin de prouver que je pouvais y arriver »
Elle décolle tout l’argile mais en garde un peu dans le centre du cadre, nettoie les bords, le fond, « c’est quand même mieux »
Prend l’argile restant dans les mains, malaxe, enfonce ses doigts, « besoin de serrer » peu à peu se forme quelque chose d’un peu conique,
« cela me fait penser à une carapace de tortue »
« je sais pas ce que c’est »…
« ça reçoit »
Met la forme près de son oreille, puis de son visage pour finalement mettre le poing droit dedans, étaler l’argile autour de sa main et prendre un temps pour sentir cette forme protectrice.
Amélie pose sa main enveloppée sur le fond du cadre « ça enveloppe »…
« ça protège »…
« ça rend vivant »….
« ça donne la vie »….
« ça donne de l’énergie »…
« c’est un gant »
Puis enlève sa main droite de la forme
Prend de nouveau la forme dans ses mains contre elle, contre le visage,
« prendre près de soi »
« le ramener à soi comme une petite chose à protéger, comme un petit poussin,…
c’est doux, ça a besoin de chaleur »
« besoin d’envelopper, de garder près de soi »
Puis la met sur le front, sur le visage,
« besoin de sentir, de savoir qu’on est protégé, ou aimé »
« quelque chose de petit, qui a besoin d’être aimé »
« c’est bon dehors, et c’est bon dedans ».
Elle prend enfin la forme contre son cœur, puis la pose sur le fond du cadre, remet sa main droite dedans un moment,
puis la main gauche, et la recouvre de l’autre main.
« j’essaye de déterrer quelque chose,… je suis arrivée au fond »
Elle agrandit le trou, elle repousse de l’argile en dehors du cadre, le fond se dégage, « comme si c’est une blessure que je dois nettoyer, que je dois bien ouvrir,… il faut que ce soit bien ouvert pour la nettoyer, la sécher »
Elle creuse au fond, cela prend la forme d’un bassin, d’une cuvette au centre du champ d’argile,
Puis viennent des mouvements circulaires sur le fond avec le bout de doigts,
« comme si c’était un noyau »
« comme si je soignais quelque chose de vraiment profond »
(à la fin du travail, elle m’a dit, qu’à ce moment là, c’était mort, c’était sans vie)
« j’ai l’impression que je masse quelque chose pour lui redonner vie »…
« j’ai l’impression que cela bouge »
Les mains font ventouse au fond, et produisent un tout petit bruit qui peut faire penser au bruit d’un cœur qui bat tout doucement, il y a un contact intime au coeur de la main,
« ça commence à vivre »
« j’ai l’impression que c’est le bruit d’un bébé » et en effet, à ce moment, c’était comme les tous petits bruits d’un bébé qui tête,
Et puis les gestes peu à peu changent, c’est une autre façon de faire ventouse, les mains sont maintenant sur les parois du bassin, il y a des bruits d’une autre qualité, les mouvements deviennent plus vitaux,
« là, c’est le bruit d’un bébé plus âgé,…il s’amuse,…cela me ravit »
Enfin, Amélie pose les deux mains sur le fond de part et d’autre de la forme.
C’est la fin du travail. Voici ses propres commentaires une fois les yeux ouverts :
« je peux me porter moi »
« je sens mon besoin de donner de l’amour, cela me fait du bien »
« quelque chose qui m’est cher, ce petit poussin »
« à partir de là, je peux être mieux avec moi »
« je me sens plus forte »
« j’ai vécu un moment ou j’arrivais à prendre possession de ce qui m’encombrait »
« je sentais vraiment bien ma force, que j’étais capable d’y arriver »
Elle fait elle-même le lien avec son histoire familiale : « j’ai manqué d’enveloppes protectrices »
« c’est comme si il y avait plusieurs espaces intérieurs,… carré et rond »
Après le travail, elle rajoute qu’elle avait besoin de faire sentir sa force : « je devais lui montrer quelque chose »
Amélie a déjà travaillé dans le champ d’argile. Donc dans ses premiers touchers, elle recherche quelque chose qui est déjà presque un acquis : sentir sous ses mains le cadre, le solide, le dur, la structure. Ce besoin est à mettre en relation avec son histoire : ses parents étaient très immatures, très défaillants, un père très peu présent, une mère très envahissante. Elle n’a pas eu de contenant, de sécurité, de limites claires. Elle a besoin maintenant de les sentir très concrètement sous les mains.
Elle dégage le bord inférieur : elle commence par mettre en place une séparation, elle ne veut plus être dans une relation symbiotique. Elle dégage l’argile à droite : elle a déjà beaucoup travaillé sa relation à son père, elle peut mettre dehors l’argile, et trouver un endroit pour se poser (avant bras au fond du cadre), pour trouver un bon appui (main qui s’appuie sur le fond). elle se soigne, se nettoie, avec un tampon, comme si quelque chose entravait la circulation d’énergie et de vie en elle. Amélie se renforce elle-même par l’aspect sensoriel de ce geste. Puis elle arrache l’argile, elle sent sa force, sa détermination ; ce n’est plus quelque chose qui a le pouvoir de la dominer, de l’envahir.
Cependant elle garde un peu d’argile, tout n’est pas à mettre dehors ; elle en fait une forme qui peut protéger – la carapace de la tortue – et qui peut accueillir – une forme conique – où elle met son poing, où elle se met symboliquement toute entière.
Ayant contacté la sécurité donnée par le cadre, la structure, le fond, elle peut aller vers la satisfaction de son besoin : avoir la sensation corporelle d’être contenue, d’être enveloppée.
Cécile
Autre exemple de processus : cette séance est assez simple et est dès la début orientée par le besoin intérieur, encore inconscient. Il s’agit du travail d’une femme d’une cinquantaine d’année, Cécile, dont ce n’est pas le premier champ d’argile. Cette personne a pu nommer d’une façon très claire ce qui se passait pour elle tout au long de son processus.
Cette femme pose les mains sur la surface du champ, touche toute la surface, le premier contact avec la terre est bon, « c’est frais », et tout de suite, elle se met à creuser avec les pouces au centre, comme un petit animal qui gratte de la terre, la terre gicle, l’énergie est là,
Cécile prend du temps, beaucoup de temps, elle se nourrit de ce nouveau contact, elle prononce quelques paroles :
« accueil de la vie »… « joie de vivre »… « ça m’émeut beaucoup »…
Une fois le travail terminé, les yeux ouverts : « ça me touche beaucoup, c’est comme si j’étais redevenu un bébé, avec la joie d’exister, la joie d’être là, tout simplement, sans se poser de question, sans avoir à prouver quoi que ce soit ».
La façon de parler de cette femme m’a fait penser à cette phrase d‘Angélus Silesius (mystique du 17 ème siècle) « la rose est sans pourquoi » et j’ai été très touchée par la simplicité du travail.
Cécile rayonnait, une très grande liberté et une grande joie émanaient d’elle. De légèrement courbée, elle s’était redressée et habitait son corps des pieds à la tête dans une belle verticalité. Bien sûr, tout son mal être ne va pas se résoudre en une séance, mais des expériences comme celle-ci vont l’aider à lâcher d’anciens vécus biographiques, le vécu d’un bébé « conçu pour soigner un père dépressif » dira-t-elle au moment de la relecture. Elle fait l’expérience corporelle d’une autre façon d’être, elle fait l’expérience que la vie peut être légère, amusante.
A cet instant, elle est dans l’accueil de la Vie, elle ne subit plus sa vie.
Le principe du travail au champ d’argile
En touchant et en étant touché, par le niveau sensoriel, par les perceptions haptiques qui comprennent les perceptions cutanées et les perceptions proprioceptives (sensations des muscles, os, articulations, organes), kinesthésiques (sensation du mouvement du corps) et motrices, on se rencontre et on rencontre son histoire, son passé, ses anciennes expériences relationnelles.
On rencontre les blocages, les manques, les blessures et en même temps le potentiel, les ressources pour dépasser et transformer ces anciens blocages. On est relié aux forces créatrices, à l’élan vital issu du soi. Les mains directement reliées à la profondeur sont intelligentes, très intelligentes ; elles sont reliées à l’intelligence de la Vie.
Dans un précédent stage, une participante m’avait dit à la fin de son travail qu’elle avait eu l’impression de donner vie à la Vie.
Processus central du champ d’argile
Lorsque quelqu’un vient pour une séance de champ d’argile, on lui propose de prendre contact, les yeux fermés pour les adultes, avec ce cadre rempli d’argile. Et dès qu’il touche le champ d’argile, il est touché, et cela de façon immédiate et inconsciente ; il entre dans une relation. Le mécanisme de base : toucher <=> être touché mouvoir <=> être mu.
Il y a complète unité du percevoir et du mouvoir ; il faut le comprendre ainsi : lorsque je touche, je touche un autre, et cet autre me touche moi-même simultanément, c’est à dire que je me perçois à travers l’autre.
Cette conception de la relation comme circulaire et synchronique correspond aux théories du « cercle de Gestalt » ou « cycle de la structure » de Viktor von Weizsäcker, neurologue et anthropologue allemand du début du 20 ème siècle, elle est à la base du travail au Champ d’argile. La vie est fondée sur une réciprocité, une relation circulaire d’où l’expression de « cercle de Gestalt » qu’il utilise. Cela décrit le stade existentiel lié à l’expérience précoce de l’unité en tant que nourrisson. C’est à ce stade de l’évolution de la conscience humaine que démarre le travail au champ d’argile. La situation de départ est une situation où sujet et objet ne sont pas encore séparés.
Rappelons à la suite de Winnicott que chez le nouveau-né, corps et esprit ne sont pas encore vécus comme séparés, le bébé ne fait aucune distinction entre son psychisme et son corps, et ceux de sa mère. Sa mère n’est pas encore une « autre », distincte de lui. Didier Anzieu, pour sa part, a étudié la peau comme organisateur psychique de l’individu ; ce sens, d’après lui, apprend autant sur soi-même que sur l’objet touché. L’expérience tactile joue un rôle déterminant dans la constitution du « soi ». La première fonction des capteurs de la peau est de nous donner une information très profonde à propos de « qui nous sommes ». Didier Anzieu donne à la peau cette capacité de structurer psychiquement l’individu et utilise l’expression « moi-peau ».
Dans une séance de champ d’argile va se revivre les différentes étapes du développement, à partir de l’état du nouveau-né en symbiose avec son environnement. Ces étapes sont les mêmes pour tous ; mais chacun les vit selon son histoire, donc selon ses besoins propres, et sa propre créativité. Pour Deuser il y a dans le champ d’argile toutes les conditions basiques pour un développement humain. Chacun y trouve de quoi satisfaire ses besoins fondamentaux nécessaires à la croissance afin que la vie puisse aller vers son accomplissement et la plénitude.
Pour illustrer comment on peut satisfaire un besoin sensoriel dans le champ d’argile, voici quelques exemples liés à différents stades de développement : * Besoin de toucher, d’être touché, besoin d’un contact peau à peau, besoin d’être tenu, d’être porté, d’être contenu ; recherche d’une certaine qualité d’argile, chaude, douce, tendre, vivante (Winnicott parle de holding et de handling, aspects du maternage tellement importants pour le développement psychique). Il a été montré, notamment par le biais d’études faites par des éthologues, que le toucher est vital pour le développement d’un bébé. Si un bébé n’est pas touché, s’il n’a pas de contact de peau à peau, il ne peut pas se développer normalement, que ce soit sur le plan neurologique, affectif, relationnel ou intellectuel.
L’expérience du professeur Harry Harlow menée sur des singes a démontré l’importance du contact physique pour le développement harmonieux du petit. Mis en présence de deux substituts maternels, l’un en lainage, dégageant de la chaleur au moyen d’une ampoule interne, et l’autre en grillage nu, les jeunes singes étaient attirés par le substitut maternel apportant chaleur et douceur et non par le substitut froid et métallique qui pourtant leur procurait le lait.
Très souvent au début d’un processus, la personne va rechercher le contact, va rechercher à transformer et à réchauffer l’argile, ou à l’adoucir, va passer et repasser ses avant-bras sur la surface pour chercher le maximum de contact, va s’enduire la peau d’argile, va s’envelopper les mains et les avant-bras dans de l’argile, comme pour les mettre dans des cocons, ou va, comme les enfants le font à la plage, s’enfouir dans le champ. On peut observer de multiples façons de transformer l’argile pour arriver à ce contact nourricier, maternel, contenant : se sentir soi-même vivant grâce au contact, grâce à l’autre. * Besoin de trouver de la résistance sous ses mains : besoin de trouver un vis à vis, de sentir sa force en exerçant cette force contre quelque chose, de se situer par rapport à l’autre, besoin de se différencier ; viennent des gestes de repousser, de séparer, de couper, d’enlever, de décoller, et quelque fois de taper, de griffer, de cogner ; recherche de la juste relation à soi-même et à ce qui l’entoure.
Deuser prenait l’exemple du bébé de six mois qui repousse sa mère avec ses pieds mais qui a besoin d’être tenu par elle pour cela. * Besoin de trouver appui : à ce stade là, la personne appuie de tout son poids sur le cadre ou sur le fond du champ, teste la solidité, cherche la sensation du ferme, du dur, pour pouvoir se redresser, se positionner, accéder à la verticalité.
Comme le montrent ces différents exemples, c’est la perception sensorielle d’une certaine qualité qui provoque le mouvement dans le but d’obtenir, d’une façon encore inconsciente la plupart du temps, une certaine qualité de sensation. Tout se passe au niveau des perceptions haptiques , ce sont les sensations, sensations cutanées, mais aussi sensations proprioceptives, sensations de tout le corps, qui activent les mouvements et guident les gestes. C’est l’intelligence du corps et sa mémoire qui oeuvrent par l’intermédiaire des mains. Par exemple, c’est collant, vient l’impulsion, le désir de ne plus être collé, je repousse l’argile. C’est impénétrable, vient la nécessité que ce soit accueillant, souple, je retourne la terre pour la rendre plus meuble. C’est étouffant, je dégage un espace, je vide le champ… Tout au long du travail, il se crée une relation dynamique et dialectique entre la personne et le champ d’argile, qui tend vers la satisfaction du besoin de la personne.
Le processus passe quelquefois par des traversées difficiles, des moments de crise. La présence et le soutien juste de l’accompagnateur sont à ces moments là particulièrement importants. Ce que recherche la personne n’est pas conscient pendant le travail, cela prend forme dans la forme finale, appelée Gestalt finale, ou optimale et prend sens au cours de l’entretien final avec l’accompagnateur. Cette forme finale, cette Gestalt reflète l’essentiel de la personne, l’énergie de la personne à ce moment là ; l’élan vital qui l’anime a pris forme.
La dynamique du soi
Quand quelqu’un touche le champ d’argile, il se touche, il se relie à lui-même au plus profond et il entre en contact avec l’inconscient, avec la structure profonde du psychisme, avec des potentiels d’énergie psychique, avec ce que Jung a nommé les forces archétypales.
En chaque être humain, se trouve le désir de naître, de se développer, de grandir, de s’épanouir ; il existe une dynamique intérieure, spontanée, qui vise à l’accomplissement du sujet humain, comparable au dynamisme de toute graine, qu’elle soit celle d’une capucine ou d’un chêne. Il y a en chaque être un puissant désir de devenir soi-même. Et c’est l’élan vital, issu du Soi, du noyau créateur, qui anime tout être vivant, qui donne dynamisme pour aller vers les ressources que le moi ne connait pas. Il y a à chaque champ d’argile un processus profondément créatif.
Quelquefois l’énergie se déploie avec beaucoup de violence et d’intensité, cela correspond à l’intensité de la nécessité intérieure. Cela surprend la personne qui travaille, il y a parfois des volcans qui se réveillent, des tornades qui se manifestent dans l’argile, puis qui ‘apaisent. Il y a aussi d’autres séances qui saisissent d’une toute autre façon, par leur profonde intériorité, par un intense sentiment de sacré.
Conclusion
Quand la séance parvient à son terme, à la Gestalt final, quand tous les besoins ont été satisfaits, quand tous les mouvements intérieurs ont pris forme dans l’argile, arrive un moment d’unification et souvent de plénitude. La personne se redresse, s’ajuste : recherche d’une juste distance avec le champ d’argile, d’une juste position des mains, d’une juste verticalité. Alors, tout est en ordre, à sa place, la personne est centrée, unifiée, en paix avec elle même et son environnement, elle est reliée à son propre fond. Il y a un sentiment d’accomplissement : à cet instant, tout est juste, je suis comme je suis, le monde est comme il est.
Chaque processus renforce la personne dans sa confiance en la vie et dans ses capacités de perception et d’action. De même qu’elle a pu prendre en main très concrètement le champ d’argile et le transformer, de même elle peut se prendre en main elle-même, de façon de plus en plus consciente et compétente. C’est un chemin de naissance à soi-même, d’intégration et de maturation progressive.
Je voudrais terminer cette présentation du travail au champ d’argile par une phrase de Martin Buber venant de son merveilleux petit livre « Le Chemin de l’homme »
« Il est une chose qu’on ne peut trouver qu’en un seul lieu au monde. C’est un grand trésor, on peut le nommer
Martin Buber
l’accomplissement de l’existence. Et le lieu où se trouve ce trésor est le lieu où l’on se trouve »